15
Plus tard dans l’après-midi du jeudi, le vent apporta de nouveaux nuages qui dissimulèrent totalement le bleu du ciel. Les chambres de l’hôpital furent plongées dans l’obscurité bien avant le crépuscule.
Le grondement du tonnerre précéda une pluie violente. De grosses gouttes se mirent à marteler la fenêtre avec un crépitement de rafales de mitraillette. Le vent parut gémir avant de se mettre à hurler et à rugir. La tempête eut une accalmie et reprit de plus belle.
Elle passait de la fureur à la docilité. Des trombes d’eau étaient suivies par les averses d’une pluie fine d’automne.
L’orage tirait à sa fin, mais la journée s’assombrissait toujours. Susan attendait la tombée de la nuit avec impatience… et angoisse.
Pendant près d’une heure, elle feignit de dormir. Sa ruse fut inutile car personne ne vint dans sa chambre.
Elle s’assit dans son lit et alluma le téléviseur. Elle passa le reste de l’après-midi à regarder les programmes d’un œil vague, sans pouvoir fixer son attention sur eux. Elle pensait à autre chose : son plan d’évasion l’occupait tout entière.
À cinq heures précises, l’infirmière Scolari lui apporta le second méthylphénidate et une carafe d’eau. Susan feignit d’avaler le cachet mais le dissimula dans sa paume, comme le précédent.
Plus tard, McGee entra avec deux plateaux et lui annonça qu’il souhaitait dîner en sa compagnie.
— Pas de chandelles ni de champagne, mais des côtelettes de porc très appétissantes et un cake aux pommes et aux noisettes comme dessert.
— Un festin de roi, dit-elle. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais apprécié ce goût assez malsain pour les chandelles.
Il lui apportait également quelques magazines et deux nouveaux livres de poche.
— J’ai pensé que vous étiez peut-être à court de lecture.
Il resta deux heures et ils abordèrent de nombreux sujets. Susan trouva insoutenable de feindre plus longtemps de l’aimer alors qu’elle le méprisait. Elle venait de découvrir ses dons d’actrice, mais la comédie la forçait à payer de sa personne, aussi fut-elle soulagée lorsque McGee lui souhaita une bonne nuit, l’embrassa et sortit.
En même temps, elle fut comme déçue de le voir partir. La chose la surprit mais elle éprouva une brusque impression de perte et de vide. Elle sentit qu’elle ne le reverrait jamais, hormis dans un tribunal. Tout en sachant qu’il était un imposteur, elle appréciait sa compagnie. Il savait mener une conversation, il avait un remarquable sens de l’humour et un rire contagieux. Le pire, c’était que son amour pour elle paraissait rayonnant. Elle avait tenté de percer à jour cet homme, de voir l’ignoble individu qui se dissimulait derrière le saint, de reconnaître les mensonges derrière ses propos amoureux, mais elle avait échoué.
Si tu n’es pas complètement stupide, oublie-le, se dit-elle avec colère. Chasse-le de ton esprit. Pense plutôt à la façon de sortir d’ici. Voilà la seule chose importante. Filer le plus loin possible de cet hôpital.
Elle regarda le réveil de la table de chevet.
Il marquait 8 h 03.
Au-dehors, la pluie tombait toujours.
À neuf heures, Tina Scolari lui apporta le somnifère que McGee avait prescrit. Elle feignit également de l’avaler, puis but le verre d’eau que lui offrait l’infirmière pour faire glisser le comprimé imaginaire.
— Je vous souhaite de passer une bonne nuit, lui dit Tina Scolari.
— Je suis sûre de dormir comme un bébé.
Quelques minutes après le départ de l’infirmière.
Susan éteignit la lampe de chevet. La veilleuse nimbait la chambre de sa clarté phosphorescente et tout hésitait entre le gris cendré et le blanc spectral. Si cette lumière ne représentait pas une menace pour les ombres, elle suffirait à Susan pour mener à bien ses projets.
Elle resta encore plusieurs minutes dans son lit, fixant le plafond obscur qu’illuminait par instants la clarté d’un éclair. Elle voulait être certaine que l’infirmière ne reviendrait pas lui apporter un médicament oublié.
Après un long moment, Susan se leva et gagna le placard. Elle prit deux oreillers et deux couvertures sur l’étagère du haut, puis revint les disposer entre les draps en leur donnant la forme approximative d’un corps endormi. Le résultat était imparfait mais elle était pressée par le temps.
Elle regagna le placard, se pencha derrière les valises et trouva ses effets roulés en boule. Lorsqu’elle eut ôté son pyjama, mis ses vêtements et récupéré son portefeuille dans le tiroir de la table de chevet, le réveil digital indiquait 9 h 34.
Elle glissa le mezuzah dans une poche de son jean, même si cette preuve n’avait de valeur que pour elle.
Susan gagna la porte et colla l’oreille au battant. Pas un bruit.
Elle essuya ses paumes en sueur sur son jean et poussa la porte. Une simple fissure. Elle passa la tête dans l’entrebâillement et regarda à l’extérieur. Personne en vue.
Le couloir était silencieux. Si silencieux même qu’en dépit du parquet ciré, des parois jaunes immaculées et de l’absence de poussière sur les tubes fluorescents du plafond, le bâtiment semblait abandonné.
Elle sortit de sa chambre et referma la porte derrière elle. Elle resta un moment adossée au battant, craignant de s’en écarter, prête à retourner sur ses pas et à regagner son lit pour y remplacer l’amas de coussins au moindre bruit annonçant l’arrivée d’une infirmière.
L’intersection des couloirs latéraux et du couloir principal se trouvait sur sa gauche. Si un danger devait survenir, il arriverait par là, car le poste des infirmières se trouvait au centre du couloir principal.
Mais rien ne vint troubler le silence, hormis les roulements lointains de l’orage.
Hésiter plus longtemps eût été dangereux et elle s’éloigna prudemment de l’intersection, en direction de l’issue de secours située à l’extrémité de cette aile du bâtiment. Elle longeait le mur sans cesser de jeter des regards par-dessus son épaule.
Les semelles de caoutchouc de ses chaussures chuintaient sur le sol ciré. Ce bruit était presque inaudible mais aussi irritant que celui des ongles crissant sur un tableau noir.
Elle atteignit la porte de métal et l’ouvrit. Elle tressaillit en entendant la barre d’ouverture grincer et les gonds craquer. Elle franchit rapidement le seuil et passa sur le palier. Elle referma le lourd battant derrière elle, le plus silencieusement possible, ce qui était encore bien trop bruyamment à son goût.
L’escalier était faiblement éclairé. Il n’y avait qu’une ampoule à chaque palier. Ici et là, entre les étages, les murs de béton étaient tapissés d’ombres qui évoquaient des toiles d’araignées poussiéreuses.
Susan demeura immobile et tendit l’oreille. Cette cage d’escalier était encore plus silencieuse que le couloir qu’elle venait de quitter. Mais elle avait fait tant de bruit en ouvrant et refermant la porte, que tout garde de faction au bas des marches devait s’être figé pour écouter, tout comme elle.
La présence d’un garde était néanmoins improbable. Ils ne pouvaient s’attendre à sa fuite puisqu’ils ignoraient qu’elle avait tout découvert. Et le personnel de l’hôpital, s’il s’agissait bien d’un hôpital, avait pour habitude d’emprunter les ascenseurs.
Elle s’avança jusqu’à la rambarde métallique et se pencha pour regarder tour à tour vers le haut et vers le bas.
Elle descendit et découvrit deux issues : l’une s’ouvrant du côté intérieur et donnant probablement dans le couloir du rez-de-chaussée, l’autre dans le mur extérieur. Elle força sur la barre et entrouvrit le battant de quelques centimètres.
Un vent froid pénétra dans le réduit. Il formait des tourbillons autour des jambes de Susan et semblait venir la flairer comme un chien, ne sachant s’il devait agiter la queue ou la mordre.
Une aire de stationnement battue par la pluie était éclairée par la lueur jaunâtre de deux grands lampadaires. Susan fut déconcertée. S’il était normal que le parking des visiteurs fût désert en raison de l’heure tardive, il aurait dû y avoir de nombreuses voitures dans celui réservé au personnel. Or elle n’en dénombrait que quatre : une Pontiac, une Ford et deux véhicules dont elle ne connaissait pas la marque.
Elle s’avança vers le parking désert, laissant la porte métallique se refermer derrière elle.
La pluie avait presque cessé de tomber, l’orage entrait dans une phase d’accalmie.
Mais le vent violent rabattait les cheveux de Susan sur son visage, la faisait pleurer et l’obligeait à marcher tête baissée. Les rafales étaient glaciales et elle regrettait de ne pas avoir pris de veste. Il faisait très froid pour un mois de septembre dans cette région ; c’était plutôt un vent de fin novembre, ou même de décembre.
Lui auraient-ils aussi menti sur la date ? Et pourquoi ? Après tout, cela n’eût pas été plus insensé que tout le reste.
Elle plongea dans l’ombre et resta accroupie une minute à côté d’un petit conifère, le temps de décider de quel côté aller. Elle pouvait se diriger vers l’entrée de l’hôpital et gagner directement Willawauk, ou s’éloigner à travers champs puis regagner la route en suivant un chemin détourné si elle ne voulait pas risquer d’être vue par un membre du personnel.
Des éclairs illuminèrent le ciel et le tonnerre gronda sourdement comme un train déraillant dans les ténèbres.
Qu’elle aille d’un côté ou d’un autre, elle serait bientôt trempée. La bruine poissait déjà ses cheveux. La pluie se remettrait bientôt à tomber.
Puis elle pensa à une tentative plus téméraire et, avant d’avoir pris le temps d’y réfléchir davantage et de perdre courage, elle s’élança sur le parking en direction du véhicule le plus proche.
Il y avait quatre voitures, quatre possibilités pour que te conducteur eût laissé les clés de contact sur le tableau de bord, sous un siège ou derrière le pare-soleil. Dans les petites villes telles que Willawauk, où presque tout le monde se connaissait, on ne redoutait pas les voleurs de voitures comme dans les grandes agglomérations et leurs banlieues. Quatre véhicules, quatre chances. Elle ne pensait pas que le destin la favoriserait à ce point, mais elle devait essayer.
Elle atteignit la Pontiac, tira la poignée. La portière n’était pas fermée à clé.
Lorsqu’elle s’ouvrit, le plafonnier s’alluma. Sa clarté semblait aveuglante et Susan fut certaine que l’alarme serait donnée d’une seconde à l’autre.
— Merde !
Elle se glissa sur le siège et referma aussitôt la portière, sans s’inquiéter du bruit.
— Idiote, marmonna-t-elle, en maudissant sa stupidité.
Elle étudia le parking à travers le pare-brise ruisselant. Il était désert et elle ne vit personne derrière les fenêtres éclairées de l’hôpital.
Susan poussa un soupir de soulagement.
De plus en plus certaine qu’elle parviendrait à s’échapper, elle se pencha et glissa sa main sous le siège…
… et se figea.
Les clés étaient sur le tableau de bord.
Elles brillaient dans la clarté jaunâtre des lampadaires.
Susan éprouva un choc et les fixa avec un mélange de joie et d’inquiétude.
Ce n’est pas normal.
Pour une fois, tout se déroule comme je le désire.
C’est trop facile.
Dans les petites villes, les gens laissent souvent leurs clés sur le tableau de bord.
Dans le premier véhicule que tu trouves ?
Que ce soit le premier ou le quatrième, qu’est-ce que ça change ?
Une pareille chance est suspecte.
Le destin ne pouvait continuer de s’acharner contre moi.
C’est quand même trop facile.
Un éclair fendit le ciel, puis le tonnerre gronda et la pluie se remit à tomber : un véritable déluge.
Les gouttes martelaient la carrosserie, ruisselaient sur le pare-brise, troublaient la surface des flaques. Susan ne pouvait marcher jusqu’à la ville, distante de plus d’un mile, et plus encore si elle effectuait un détour. Pourquoi affronter la tempête alors qu’elle avait une voiture à sa disposition ? Entendu, son départ était peut-être un peu trop facile, mais rien n’empêchait les choses de se passer sans encombre à certains moments. Si elle avait trouvé la clé de contact, elle le devait à la chance.
À quoi d’autre ?
Susan tourna la clé et le moteur démarra immédiatement.
Elle mit les phares et les essuie-glaces, passa la première, et enleva le frein. Elle sortit du parking en contournant l’hôpital et atteignit une allée à une seule voie. Elle s’y engagea dans la direction opposée à celle du porche brillamment éclairé. Un stop marquait l’intersection avec la grand-route.
Elle jeta un regard au bâtiment de quatre étages dont elle venait de s’enfuir et nota un grand panneau sur la pelouse bien entretenue. Quatre projecteurs régulièrement espacés le long de son sommet éclairaient des lettres blanches sur un fond bleu outremer. Malgré la pluie, elle n’eut aucune difficulté à lire l’inscription :
THE MILESTONE CORPORATION
Elle fixa ces trois mots avec incrédulité.
Puis elle releva les yeux vers le bâtiment qui lui inspirait de la peur mêlée de colère et de surprise. Il ne s’agissait pas d’un hôpital.
Mais alors, qu’est-ce que c’était ?
La Milestone Corporation n’était-elle pas censée se trouver à Newport Beach, en Californie ? Et n’était-ce pas le lieu où elle vivait et où elle travaillait ?
Fiche le camp et en vitesse, se dit-elle.
Elle prit à gauche et descendit la colline pour s’éloigner du mystérieux bâtiment.
Derrière le rideau de pluie et de brouillard, l’emplacement de Willawauk était indiqué par de faibles lumières indistinctes, sans points d’origine précis.
Le Dr Viteski avait parlé d’une population de huit mille habitants mais l’agglomération semblait deux fois moins importante.
Se penchant pour mieux voir, Susan eut l’impression que les lumières de Willawauk scintillaient et clignotaient, comme si toute la ville n’était qu’une gigantesque enseigne au néon. Naturellement, seul le mauvais temps était responsable de cette métamorphose.
Une chose n’avait pas changé : les dimensions de l’agglomération que laissaient supposer ces lumières. Elle semblait toujours trop petite pour huit mille âmes.
La route fit un brusque virage sur la droite avant la dernière descente où commençait les premières maisons de Willawauk. Les fenêtres de certaines maisons étaient éclairées, d’autres étaient plongées dans l’obscurité.
La route prit le nom de Rue principale. On n’aurait pu lui trouver une appellation plus banale ni plus adéquate. Le cœur de Willawauk était semblable à celui de dix mille autres petites villes des États-Unis : un parc miniature avec un monument aux morts, un bar grill-room baptisé le Dew Drop Inn, dont le nom était inscrit au néon et dont le deuxième D papillotait, comme sur le point de griller lui-même. C’était aussi la rue des petits magasins, des entreprises locales et des succursales de chaînes nationales : le Plenty Good Coffee Shop, derrière les larges vitrines duquel Susan put voir une douzaine de clients assis dans des boxes ; Jenkin’s Hardware ; Laura Lee’s Flowers ; deux magasins de mode féminine et un de confection masculine ; la First National Bank de Willawauk, et le Main Street Cinéma où l’on passait Arthur et Continental Divide ; à l’unique carrefour trois stations-service (Arco, Union 76 et Mobil) étaient regroupées, une salle de jeux électroniques occupait le quatrième angle ; en poursuivant sa route, Susan passa encore devant Giullini Brothers, une librairie, et un autre bar sur sa gauche, un drugstore sur sa droite ; une entreprise de pompes funèbres, Hathaway and Sons, en retrait de la rue ; un magasin désaffecté, un fast-food…
Bien que Willawauk fût en tout point semblable à des centaines d’autres petites villes, certaines choses étaient… étranges. Tout semblait trop net. Les magasins paraissaient avoir été repeints le mois précédent. Même les stations-service rutilaient, les pompes à essence luisaient, les portes coulissantes étaient refermées sur des garages brillamment éclairés et où ne régnait aucun désordre. Pas le moindre papier ne traînait dans les caniveaux. Les arbres étaient régulièrement espacés de chaque côté de la rue et ils n’étaient pas seulement émondés, mais méticuleusement taillés en cônes parfaits. Il ne manquait pas une ampoule aux réverbères. Pas une. La seule enseigne qui laissait à désirer était celle du Dew Drop Inn, c’était le plus bel exemple de laisser-aller dans toute la ville.
Il régnait peut-être à Willawauk un esprit civique particulièrement développé. À moins que la pluie et la brume n’eussent estompé et lavé la scène. Mais le mauvais temps rendait habituellement les villes encore plus sordides qu’en réalité, et ce n’était pas en invoquant l’esprit civique des citoyens qu’on pouvait comprendre pourquoi Willawauk semblait habité par des robots.
Le petit nombre de véhicules était également surprenant. Elle n’avait vu que trois voitures et un van garés contre le trottoir, deux dans le parking du cinéma, et seulement une voiture et un pick-up devant le Dew Drop Inn. Tous étaient à l’arrêt, seule Susan avait osé braver la tempête.
Le temps était pourri. Les gens sensés préféraient sans doute rester chez eux.
Mais combien de personnes étaient sensées ?
Pas beaucoup.
Pas autant.
Le Dew Drop Inn aurait dû être bondé. Ce n’était pas la pluie qui empêchait les buveurs de se rendre dans leur bar favori, et dans ce cas ils prenaient leur voiture.
Conduis, se dit-elle. Continue tout droit. Ne t’arrête pas ici. Il y a quelque chose qui cloche dans cette ville.
Mais elle n’avait pas de carte routière et ne connaissait pas la région. Elle ignorait à quelle distance se trouvait la prochaine ville. À cela s’ajoutait la crainte que son séjour dans cet hôpital (chez Milestone) ne l’ait rendue paranoïaque. Ce ne fut qu’au quatrième pâté de maisons qu’elle vit un lieu où elle était certaine de trouver de l’aide, et elle gara son véhicule sur le parking.
WILLAWAUK COUNTY SHERIFF
HEADQUARTERS
WILLAWAUK - OREGON
C’était un bâtiment de pierre avec un toit d’ardoises et des portes de verre.
Susan gara la Pontiac, en descendit et courut sous la pluie battante en direction du bureau du shérif.
Elle poussa les portes de verre et se retrouva dans une vaste pièce aux murs gris que baignait la lumière crue de tubes fluorescents. Elle dédaigna les chaises en métal inconfortables et ordonnées autour de deux petites tables sur lesquelles s’entassaient diverses brochures, pour gagner directement le comptoir.
Elle découvrit au-delà plusieurs bureaux, des classeurs, une grande table, un distributeur d’eau, une photocopieuse, une carte géante de la région et un tableau sur lequel étaient épinglés des avis de recherche et des notes de service, des photographies et de vieux bouts de papier.
Un homme était assis à l’un de ces bureaux. Il tapait à la machine et lui tournait le dos.
— Excusez-moi, dit-elle. Pourriez-vous m’aider ?
Il fit pivoter son fauteuil, lui sourit et déclara :
— Je suis l’agent Whitlock. Que puis-je pour vous ?
Il avait vingt ou vingt et un ans.
Il était plutôt corpulent.
Il possédait des cheveux blonds sales et un visage rond, une fossette au menton et de petits yeux porcins.
Il arborait un sourire malveillant.
C’était Cari Jellicoe.
Susan prit une inspiration et l’air parut lui brûler les poumons.
Lorsqu’il portait une blouse d’aide-soignant, il se faisait appeler Dennis Bradley. À présent qu’il avait un uniforme brun avec un Colt 45 sur la hanche, il se faisait appeler l’agent Whitlock.
Susan ne pouvait parler. Le choc avait grillé ses cordes vocales aussi efficacement qu’un chalumeau ; sa gorge était sèche, sa bouche envahie d’un goût de brûlé.
Elle ne pouvait bouger.
Après quelques secondes, elle souffla et respira plus normalement. Mais elle était toujours paralysée.
— Surprise, surprise, fit Jellicoe en se levant.
Susan secoua la tête, tout d’abord lentement, puis avec énergie. Elle refusait de croire à ce qu’elle voyait.
— Croyais-tu pouvoir t’en tirer aussi facilement ?
Il se tenait devant elle, jambes écartées, et remettait son étui à revolver en place.
Susan le fixait, ses pieds fondus dans le sol. Ses doigts serraient le rebord du comptoir comme si le bois sous ses doigts eût été sa seule prise sur la réalité.
Sans détacher d’elle ses petits yeux porcins, Jellicoe appela une personne qui se trouvait dans une autre pièce.
— Hé, devine qui vient nous rendre visite !
Un adjoint apparut. Il avait vingt ou vingt et un ans, il était grand, roux, avec des yeux noisette et un teint clair semé de taches de rousseur. Sous l’uniforme d’aide-soignant, il s’était fait appeler Patrick O’Hara. Si elle ignorait quel était son nom en tant qu’adjoint du shérif, elle savait lequel il avait porté treize ans plus tôt, lorsqu’il était étudiant à Briarstead et qu’il avait participé au meurtre de Jerry Stein dans l’Antre du tonnerre : c’était Herbert Parker.
— Oh, oh, fit ce dernier. La petite dame semble avoir des ennuis. Elle croyait s’être débarrassée de nous.
— Vraiment ?
— Ignorerait-elle que c’est impossible ? Ne sait-elle pas que nous sommes morts ?
Jellicoe sourit à Susan.
— Ne le sais-tu pas, petite salope ?
— Tu l’as lu dans les journaux, lui rappela Parker.
— Dans un accident de voiture.
— Il y a onze ans.
— Nous avons fait un tonneau.
— Deux, corrigea Parker.
— La voiture était en bouillie.
— Et nous aussi.
— À cause de cette traînée.
Ils vinrent vers le comptoir sans se hâter, en souriant.
— Et maintenant, elle croit pouvoir nous échapper, ajouta Cari Jellicoe.
— Nous sommes morts, petite idiote. Tu ne comprends donc pas que tu ne peux échapper à des morts ?
— Parce que nous pouvons être n’importe où…
— partout…
— … au même instant.
— C’est un des avantages de la mort.
— Peut-être bien le seul.
Jellicoe rit à nouveau.
Ils avaient presque atteint le comptoir.
— Vous n’êtes pas morts ! s’exclama-t-elle brusquement.
— Mais si, nous sommes morts…
— … et enterrés…
— … partis en enfer…
— … puis revenus.
— Et te voici à ton tour en enfer.
— Oui, Susan. Te voici à ton tour en enfer.
Jellicoe souleva une section du comptoir pour gagner la salle d’attente.
Un lourd cendrier de verre était posé à portée de la main de Susan. Elle réagit soudainement et saisit l’objet qu’elle lança à la tête de Jellicoe.
L’homme ne permit pas au projectile de le traverser de part en part pour démontrer à Susan qu’il était bel et bien un spectre : il plongea derrière le comptoir. N’était-il pas singulier de voir un défunt à ce point soucieux de rester en vie ?
Le cendrier ne l’atteignit pas, heurta un bureau métallique et se brisa.
Une lampe torche se trouvait également sur le comptoir et Susan s’en saisit. Elle allait la lancer sur Jellicoe lorsqu’elle vit du coin de l’œil Parker dégainer son revolver. Elle se retourna, poussa les portes de verre et s’enfuit dans la nuit.
Les branches d’un épicéa géant se balançaient et leurs milliers d’aiguilles noires furent un instant illuminées des reflets d’argent d’un éclair.
Susan courut jusqu’à la Pontiac et ouvrit la portière. Elle se jeta sur le siège et voulut mettre le contact.
Les clés avaient disparu.
Susan, te voici à ton tour en enfer.
Elle regarda les portes de verre.
Jellicoe et Parker sortaient du bâtiment sans hâte.
Susan se glissa sur l’autre siège, ouvrit la portière droite et descendit du véhicule.
Elle regarda autour d’elle, indécise. Elle espérait que ses jambes ne la trahiraient pas. Sans les séances de rééducation de Mrs Atkinson, elle n’aurait jamais pu fuir jusque-là. Mais elle savait que ce n’était pas suffisant et qu’elle finirait par s’effondrer.
Couvrant les rafales de pluie et les hurlements du vent, Jellicoe lui cria :
— Inutile de te fatiguer, Susan.
— Tu ne nous échapperas pas ! ajouta Parker.
— Croyez-vous ? leur répondit-elle avant de s’enfuir en courant.